SOIZIC STOKVIS

Soizic Stokvis
La forme est l’espace
Entretien avec Alain Coulange


AC : Open Data est un environnement visuel conçu spécifiquement pour l’Hôtel Élysées Mermoz. L’ensemble, constitué d’éléments géométriques abstraits et de tondi, se déploie tel un dispositif foisonnant. Seules les tonalités de noir et de blanc ont été retenues. La référence au système tonal propre à la musique me semble adaptée puisque ce travail inclut une notation, une structure, une mise en mouvement. Open Data me frappe par ses dimensions mélodique et harmonique. Ce rapprochement a-t-il un sens par rapport à tes intentions ?

SS : En limitant le champ des couleurs au noir et blanc, je n’ai pas pensé a priori et d’emblée à la dimension musicale que tu évoques. Il s’agit plutôt d’un parti pris minimal qui ramène l’image à un vocabulaire essentiellement graphique et abstrait. La présence des lignes obliques rend l’idée de structures et de mouvement cependant très présente. Les références à des univers géométriques au sens large, mais aussi au domaine du réel comme celles de la ville et de l’architecture, sont également prégnantes. Il s’agirait d’espaces à entrées visuelles multiples. À l’image du décloisonnement entre les disciplines, caractéristique de notre époque, Open Data est en relation avec des mondes et des échelles visuelles différents. Si cependant je devais faire mention d’une musique au regard de mon travail, je citerais celle de John Cage.

AC : Cage partageait avec Rauschenberg, dont il était l’ami, la volonté d’inclure, d’ « introduire le passé dans le présent, la totalité dans le moment ». Open Data me semble manifester une semblable volonté de ne pas exclure mais d’intégrer (notamment les composants de la ville, de l’architecture), à tel point qu’on est en peine d’identifier un « sujet ». Quel est le sujet de cette œuvre, plus génériquement de ton œuvre ? Est-ce que — la formule est également de Cage — « tout ce qui s’y trouve est le sujet » ?

SS : Le sujet est ouvert. De nos jours via internet tout un chacun peut dans tous les domaines accéder à n’importe quelles données provenant d’innombrables sources. Ce sont les open data accessibles à tous. Il ne reste plus de terra incognita. Aux moyens de satellites, les données géographiques sont immédiatement lisibles, transcriptibles, transmissibles sur nos ordinateurs, nos portables. Nous navigons en permanence entre le virtuel et le réel. Les tondi rendent compte de cette réalité géographique, cette immédiateté à l’information. Open Data ce sont des données que l’on voit, auxquelles on accède directement : charpentes, échafaudages, perspectives, vues plongeantes ou en contre-plongée. Les repères changent au gré des perceptions. Un empilement des interprétations s’opère. L’abstraction rejoint la réalité ou l’inverse, sans éviter cependant des distorsions. « Tout ce qui s’y trouve » est effectivement « le sujet ». Le lien entre l’intérieur et l’extérieur est permanent.

AC : Open Data resconstitue visuellement un espace que d’ordinaire nous ne percevons pas. Serions-nous proche d’un phénomène d’hallucination, dont le mécanisme permet de percevoir « quelque chose qui n'existe pas ». L’hallucination est définie comme une « perception sans objet » et même une « perception sans objet à percevoir ». Même si ce que tu donnes à voir en est formellement éloigné, je pense aux photographies « hypnagogiques » de Raymond Hains. Leur objet était de détourner le spectateur des conventions du mimétisme pour le propulser dans l’univers informel d’une image graphique, autonome, à appréhender en tant qu'objet. Cette référence te semble-t-elle appropriée ou au contraire éloignée de tes préocupations ?

SS : La question de l’autonomie de l’œuvre est pour moi importante. La série des Open data est nourrie d’un  intérêt  persistant pour la ville, mais aussi plus largement de ma curiosité quotidienne, de la lecture des actualités. Le domaine des relations internationales comme les transformations des sociétés et des individus m’intéressent. Les concepts de transformation, évolution, heurt, confrontation, éclatement ou repliement en ressortent. Il en résulte un jeu de rencontres et  d’ellipses ou de collusions d’images. Parallèlement à mon travail de peintre, j’ai une pratique de photographie. Celle-ci se concentre sur le paysage urbain en mutation ou plus largement l’empreinte de l’urbanisme dans le paysage. Cette pratique porte sur le réel qui contient également une part de violence. Open Data réunit des constructions fictives. Il ne s’agit pas de créations surréalistes ou visionnaires, même si leur aspect graphique se rapproche effectivement d’une « écriture photographique à facettes ».

AC : La « réunion de constructions fictives » est favorisée ou facilitée par les potentialités qu’offre aujourd’hui l’informatique…

SS : Mon travail en effet est essentiellement réalisé à l’ordinateur. Les seules possibilités de la ligne droite constitue un domaine d’investigation extraordinaire. Je pense aux œuvres fascinantes sur papier réalisées par Sol LeWitt. L’informatique favorise un détachement du réel, parfois euphorisant ou redoutable : tout est possible, jusqu’à l’infini. Je peux atteindre une netteté immédiate mais la correction de détails d’une ébauche demande un temps considérable. Avant de parvenir à un état que je juge abouti, je travaille sur d’innombrables stades intermédiaires enregistrés sous forme numérique ou tirés sur papier. Il s’agit d’un travail de pentimenti et métamorphoses sous-jacent. L’écran informatique de grande taille joue un rôle important. J’entre littéralement dans un nouvel espace où une construction s’ébauche. La perception du résultat sur l’écran diffère de celle du papier. Le rapport d’échelle est fascinant ; je peins sur un support informatique de taille limitée alors que le résultat imprimé peut atteindre des dimensions à volonté. Cette possibilité de translation de la forme rejoint le vertige des nouvelles jauges de nos sociétés. L’ordinateur permet une nouvelle approche qui débouche sur un nouvel univers réel, mental et virtuel.

AC : Comme Sol LeWitt avec ses Open cubes, tu pratiques de fait une « méthode modulaire multiple ». Le processus de travail que tu décris s’apparente à une évaluation de probabilités, à la recherche de formes ou d’idées possibles, vraisembables (« vraisemblable » se rapporte à ce qui paraît vrai ou peut passer pour vrai, à ce qui a l’apparence de la vérité). Le programme se constitue de différents arrangements, d’une agrémentation (on le dit d’un jardin) qui, telle une odyssée, « suit son cours ». On ne peut, par définition, connaître à l’avance le détail des événements visuels à venir. Au demeurant, peut-on conclure, comme Sol LeWitt, que « l'arrangement devient la fin et la forme le moyen » ?

SS : Cet inversement de process, telle que définie par Sol LeWitt, est évidemment une démarche conceptuelle extrêmement intéressante et forte. Michel Serres a créé en 1953 le mot « ordinateur » en référence à la dénomination théologique du Moyen-Âge deus ordinator, « celui qui met de l’ordre ». Mon travail de peintures murales intègre un module, une forme comme sujet de départ, un ordre ; c’est le « moyen ». Cependant, lorsque je fais évoluer cette forme par des interventions subjectives, ce travail s’éloigne du concept initial, de l’ordonancement ou « arrangement » de Sol LeWitt. Dès lors la forme subit une métamorphose aléatoire, comme une odyssée, en effet. En conséquence, le processus échappe à la règle. Une part de chaos est réintroduite et renvoie à une infinité de combinaisons. Il s’agit effectivement d’une déclinaison du « vraisemblable », tel un chantier en construction ou en déconstruction. La question de l’intégration de la forme dans l’espace a aussi son importance.  Dans la série Open Data, la forme est l’espace et l’agrégat des formes révèle l’espace environnant.

AC : Open Data se présente comme une dispersion et en même temps un rassemblement de données, d’informations (images, lignes, structures) réelles et virtuelles dans un espace. L’expression « la forme est l’espace » traduit-elle un désir d’homogénéité ou l’inverse ?

SS : Je ne recherche pas forcément l’homogénéité mais plutôt des liens entre différents fragments ou entre des éléments et leur mur d’accroche. J’utilise à cet effet des bandes adhésives appliquées à même les murs. On  peut comparer ces liens avec les corrélations établies entre des chapitres d’un diagramme. Les formes en tondo des sérigraphies sur altuglas (matière translucide utilisée dans la construction) renvoient de fait aux bulles des visualisations statistiques ; dans chaque bulle serait comprise l’apparente synthèse d’un élément complexe et spécifique. L’ensemble du parcours visuel devient une entité globale. Toutefois les liens traversent parfois en diagonale les objets ; ceux-ci se trouvent alors mis en porte-à-faux dans une nouvelle perspective et engendrent un nouvel équilibre, des hiatus. En déclinant un motif aux multiples extensions, je travaille dans le sens d’un  remodelage de l’espace-forme comme nouvelle entité.

AC : Tu indiquais précédemment : « L’utilisation de l’ordinateur favorise un détachement du réel, parfois euphorisant ou redoutable. » Est-ce aussi, en définitive, une manière d’actualiser ce propos (aux accents somme toute très conceptuels) de Picasso : « Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense. » ?           

SS : Oui. Le propos de Picasso souligne à quel point l’origine de la forme se situe en amont, au niveau de la pensée. La cosa mentale guide la main, en deçà et au-delà de la seule représentation du sujet. L’ordinateur comme médium, le flot quotidien d’informations, d’images et de textes via internet et les mass media, renforcent l’ouverture au concept. En fait, bien qu’ils comportent des références au réel, mes tracés ne figurent pas tant d’étendues tangibles. Les univers d’Open Data sont issus de la pensée et s’ouvrent à des champs artificiels, à un espace mental.


Janvier-février 2013

︎︎︎

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